Ousmane Sow à Angers
Il est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands sculpteurs vivants.
L’artiste sénégalais Ousmane Sow, qui a attiré plus de trois millions de visiteurs au Pont des Arts à Paris en 1999, sculpte l’humanité, ses civilisations perdues, des mondes ancestraux. Assurément un événement !
Sa vie
Paris, 7 rue des Grands Augustins, octobre 2005. Une cinquantaine d’amis attendent sous les poutres de l’illustre Atelier Picasso – ce lieu mythique qui vit Balzac écrire « Le Chef d’oeuvre inconnu », Picasso peindre « Guernica » et Jean-Louis Barrault fonder une compagnie de théâtre… Il y a là deux anciennes ministres, un chef d’orchestre, une diva, des musiciens parmi lesquels un violoniste virtuose, une dizaine de stars du cinéma ou de la chanson, quelques enfants. Et ceux qui ne sont pas encore connus le seront bientôt, n’en doutons pas : cela fait beaucoup de talent au mètre carré. Le silence se fait lorsque la figure imposante d’Ousmane Sow apparaît au sommet du petit escalier. Joyeux anniversaire ! S’il est surpris – le Maître a exprimé le voeu de fêter ses soixante-dix ans en famille -, il n’en laisse rien paraître. Il faut dire que sa « famille », une famille d’élection, s’est notoirement élargie ces dernières années. Dakar, Paris, Tokyo, Rabat, Ottawa, New York…. La fête s’achèvera en toute simplicité sur les bancs du Pont des Arts, autre lieu mythique sur lequel Ousmane Sow a présenté quelques années plus tôt sa vision de l’Afrique et de la bataille de Little Big Horn.
Au cours de la soirée, ses petits enfants interprètent une saynète.
« Aïda : – Soixante-dix ans, c’est vieux ?
Alioune : – Ne raconte pas n’importe quoi ! Tu as vu Mam’ (Grand-père), tout ce qu’il fait ! Il sculpte, il fait le tour du monde avec ses expos, il assure les vernissages et les cocktails…
– Oh, ça, ça lui casserait plutôt les pieds… (…) Il travaillait bien à l’école ?
– Pas du tout. Il était trop paresseux. Mais il avait taillé une petite sculpture dans du granit que l’instituteur avait placée sur l’armoire.
Et il se disait que quelqu’un qui a sa sculpture sur l’armoire ne peut pas être nul… »
Aujourd’hui, ses sculptures ne tiendraient plus sur une armoire et Ousmane Sow collectionne les récompenses. L’homme a belle allure, une apparence imposante, adoucie et multipliée à la fois par un sourire irrésistible. Il s’exprime en un français impeccable, tel qu’il n’est plus guère parlé que par les élites de la francophonie, hors de notre hexagone exigu, généralement. A la différence de ceux qui abusent de chevilles adverbiales, toujours les mêmes, dans leursdiscours, Ousmane cherchant ses mots dit simplement : « Comment dirai-je ? » Il n’est pas du genre à laisser passer un à-peu-près. En outre, bien que parfaitement courtois, il n’est pas forcément d’accord avec vous.
Mais n’anticipons pas.
Ousmane Sow voit le jour à Dakar le 10 octobre 1935. Il est le sixième enfant de son père, Moctar, cinquante-six ans, et le troisième de sa mère, Nafi N’Diaye, vingt-deux ans. Moctar a créé sa propre entreprise de transport et règne sur une flottille de camions. Nafi N’Diaye ne sait ni lire ni écrire, mais elle descend d’une vieille famille de nobles guerriers de Saint-Louis-du-Sénégal.
Les aventures de sa grand-mère maternelle, Dior Diop, continuent à passionner les petits-enfants d’Ousmane, Alioune et Aïda. Cette grand-mère-là fumait la pipe, élevait un boa, parcourait le pays à cheval avec les hommes de la famille, tous plus ou moins seigneurs de la guerre, et participait même aux razzias, dit-on. Et que dire de l’épopée du grand-oncle Lat-Dior Ngoné Latyr Diop, héros légendaire et rebelle, que de nombreux auteurs sénégalais ont célébrée. La force tranquille et bonhomme du sculpteur ne doit pas faire oublier son ascendance aristocratique et guerrière, il est arrivé que certains s’en rendent compte à leurs dépens.
Tenez : l’histoire du Guerrier et du Buffle, justement, un groupe de sa série « Masai » acheté par l’Assemblée Nationale sénégalaise en 1995. Un an plus tard, malgré les relances du sculpteur, l’oeuvre n’a toujours pas été réglée. Ousmane Sow envoie un ultimatum au Président de l’Assemblée. L’ultimatum expiré, il loue un camion élévateur et entreprend de récupérer son guerrier et son buffle. Les gendarmes affolés et craignant pour leur situation le supplient de n’en rien faire. Bon bougre, l’artiste accepte de prolonger l’ultimatum. Mais la nouvelle date fixée est à son tour dépassée et il revient avec sa grue. La statue est déjà sur la plate-forme du camion lorsque survient le Président, dont la voiture officielle reste bloquée. Entretien privé improvisé. Il ne pouvait s’agir que de malentendus et de contretemps malheureux, naturellement. Le questeur de l’Assemblée remet à Ousmane dix millions de francs CFA en petites coupures qu’il entasse dans son petit sac à dos… avant de remettre en place « Le Guerrier et le buffle ». Ousmane raconte cette anecdote avec bonne humeur et commente en riant : « J’ai la chance de vivre dans un pays tolérant. Ailleurs, j’aurais pu me retrouver en prison. » Quoi qu’il en soit, il est recommandé de tenir compte de la stature du sculpteur.
Mais n’anticipons pas.
A sept ans, Ousmane est entré à l’École française – où il attaque ses premières sculptures – et fréquente l’École coranique. Son éducation est stricte, sans trop de manifestations sentimentales, mais il saura faire siennes les qualités de son père, musulman éclairé, généreux, refusant les charges et déclinant les honneurs, et respectueux de la liberté de penser au point d’autoriser sa femme à voter différemment de lui aux élections. Ce père a combattu en France pendant la première guerre mondiale et obtenu la Croix de Guerre : il n’en a jamais parlé. Cette année-là, Dakar est bombardé.
A dix ans, Ousmane sculpte des blocs de calcaire trouvés sur les plages. Sur les mêmes plages peut-être, quelques années plus tard, il connaît ses premières aventures amoureuses. Il a la réputation de plaire aux femmes, déjà. Il voit jusqu’à quatre films par nuit au cinéma Corona. Quand il a les moyens , il s’offre une place à soixante francs : il n’y a pas de toit au-dessus des places à trente francs, et quand il pleut… Le projectionniste est indélicat, il vole une bobine de temps en temps, si bien qu’il y a des trous dans le scénario. Mais, comme le cinéma repasse souvent les mêmes films, il se trouve toujours un voisin pour vous raconter les épisodes manquants. En même temps que la fin, en avant-première.
Ousmane a dix-sept ans lorsque son père accomplit son pèlerinage à La Mecque. Il intègre une école privée dont il sort muni d’un brevet commercial. La mort du père, quatre ans plus tard est la première grande rupture dans sa vie. Il décide de partir, à l’instar de nombreux jeunes Dakarois. Pour Paris, bien sûr.
Il embarque sur un cargo à destination de Marseille, pour plusieurs semaines de mer. A l’escale de Tanger, comme il n’a pas de quoi payer le déjeuner qu’il a déjà entamé, il a l’idée de réciter des versets du Coran. Le patron du restaurant, surpris de voir un Noir connaître aussi bien le livre sacré, l’invite. Ce serait à ce jour son unique supercherie.
A Paris, il a mille francs en poche quand il prend son premier petit déjeuner à Port Royal. Le café croissant coûte cinq cents francs, il laisse le reste en pourboire. C’est son genre. Plutôt rien du tout que trop peu. Après quoi, il s’en remet à la Providence. Par bonheur, la Providence, comme certaines femmes de son entourage, semble avoir un petit béguin pour lui. De braves agents lui ouvrent une cellule pour la nuit, partagent leur petit déjeuner avec lui et téléphonent aux collègues d’un commissariat voisin pour lui réserver une autre cellule pour le soir ! Une boulangère lui assure un minimum de calories…
« Aïda : – Il paraît qu’il avait charmé une boulangère qui lui offrait tous les jours une baguette et une tablette de chocolat.
Alioune : – Oui. Et tu sais comment il séduisait les femmes ? Il s’accoudait à un mur sur les quais de la Seine et chantait Tino Rossi ! (…) Il aimait beaucoup la France, à ce moment-là. »
Entendons-nous. Ousmane Sow aime toujours beaucoup la France qui le reconnaît, le décore, le fait Officier de la Légion d’Honneur, Officier des Arts et Lettres, l’admet dans le Petit Larousse. Mais la France (profonde) de la fin des années cinquante était plus chaleureuse, plus généreuse, pas encore angoissée par des problèmes d’identité. « Je n’ai pas souffert du racisme, la générosité des gens était extraordinaire. A l’époque, même les clochards avaient de l’esprit… Je me souviens de celui qui, au coin d’une rue, m’avait posé cette question : L’infini, ça ne te fatigue pas, toi ?» Il n’est pas sûr qu’Ousmane Sow soit fatigué par l’infini. Et il espère que cette France dont il se souvient finira par renaître. Nous aussi.
Mais ce n’est pas après le triomphe et la gloire que court le sculpteur. D’ailleurs, il ne se tient pas au courant de ce qu’il faut faire, ni des lieux à fréquenter pour être reconnu. Lorsqu’en 1992 il reçoit la troisième lettre d’invitation de la Dokumenta de Kassel – le must du must en matière de reconnaissance internationale – il a négligé de répondre aux deux premières…
Mais n’anticipons pas.
De 1957 à 1961, il vit à Paris de plusieurs petits métiers et fréquente des étudiants des Beaux Arts en qui il ne se reconnaît guère. Il a provisoirement abandonné la sculpture. Il achève ses études d’infirmier l’année où le Sénégal accède à l’indépendance. Lui est très indépendant depuis toujours. Il entreprend une formation de kinésithérapeute. Il veut s’inscrire pour défendre la France, celle qu’il aime, au moment du putsch des généraux en Algérie. Mais, lorsqu’il a eu le choix, il a opté pour la nationalité sénégalaise et il se sent des devoirs envers son pays. Il sera le premier kinésithérapeute du Sénégal.
« La kinésithérapie a été pour moi une profession de substitution », dira-t-il. Et, par ailleurs, il déplore que l’anatomie ne soit pas enseignée aux Beaux Arts. Ses oeuvres sont l’aboutissement d’un patient travail et d’une longue réflexion sur le corps humain. Un corps qu’il n’hésite pas à triturer, déformer, recréer, pour le plier à ce qu’il veut exprimer.
A Dakar, il s’est remis à sculpter.
l revendique enfin le statut d’artiste en exposant un bas-relief au Premier Festival Mondial des Arts Nègres en 1966.
Il retourne bientôt en France pour exercer dans le privé. Le soir et le week-end, parfois même dans la journée entre deux patients, il transforme son cabinet de kiné en atelier. Il fabrique des marionnettes articulées, invente pour elles des scénarios surréalistes et réalise un petit film d’animation.
1978 : retour définitif dans la capitale sénégalaise. Il divorce quatre plus tard, sa femme, infirmière française, regagne la France avec leurs enfants. La vie d’Ousmane est de plus en plus dédiée à la sculpture. C’est pendant la décennie qui suit qu’il va concevoir l ‘oeuvre que nous connaissons aujourd’hui.
Ses premières sculptures ont disparu. Il ne s’en est pas soucié. Elles se sont dégradées ou bien il les a données. Il n’avait pas encore songé à durer. Ou bien ses réalisations ne lui paraissaient pas dignes de ses ambitions. Mais au fil du temps et de la création, il s’est colleté avec la matière. Il a fini par s’inventer son propre matériau, hétéroclite, original, qui lui servira aussi bien pour ses statues que pour les carreaux de couleur qui forment le sol de tous les étages de la maison qu’il s’est construite au bord de la mer, à Dakar. Sur cette matière, on l’a beaucoup questionné. Il n’a pas l’intention d’en parler. Qu’on puisse se focaliser sur cette question le contrarie. On se contentera donc de l’essentiel : l’oeuvre d’Ousmane, c’est de l’esprit et de la matière.
L’année 1988-1989 marque la seconde grande rupture dans sa vie. Ousmane Sow a cinquante ans, à peu près l’âge auquel un certain Joseph Conrad décida de troquer la navigation au long cours pour la littérature. Désormais, il ne sera plus que sculpteur. Autour de lui, ses premiers admirateurs commencent à se soucier de la diffusion et de la conservation de ses dernières créations. Ce sont les « Nouba ».
La reconnaissance du public est immédiate. Il expose à Dakar, à Marseille, à Paris, à Genève, à New York, à Tokyo, à la Réunion… En 1992, la Dokumenta de Kassel l’installe définitivement parmi les grands. La Biennale de Venise confirme en 1995.
La consécration ne l’empêche pas de retourner régulièrement dans son atelier à ciel ouvert et de chausser ses vieilles tennis, maculées de traces de pâte et d’éclats de peinture, dont il use comme d’une paire de savates. De l’atelier de Grand Médine, puis de sa maison de Dakar en forme de sphinx sortent les « Masai », les « Zoulou », les « Peul », les Indiens et les chevaux de « Little Big Horn », toute une nouvelle humanité qui voyage par bateau, par avion, par camion à travers le monde.
En 1999, Ousmane change de continent et s’intéresse aux premiers habitants du « Nouveau Monde ». Il met en scène sur une corniche au bord de l’océan la fameuse bataille de Little Big Horn qui vit les Indiens, parmi lesquels les Sioux Lakotas Sitting Bull et Crazy Horse, anéantir le septième régiment de cavalerie du général Custer. Les sculptures de Little Big Horn seront présentes, avec les Noubas, les Peuls et les Masais, lors de la grande rétrospective du Pont des Arts à Paris. Cette exposition, associée à des sculptures des séries, est reprise sur le Pont des Arts à Paris. L’événement est produit par sa compagne Béatrice Soulé. Plus de trois millions de visiteurs. Lors du démontage, un bouquiniste dont l’emplacement est proche de la passerelle veut absolument inviter Ousmane à dîner, pour le remercier de tout l’argent qu’il lui a fait gagner. Il est persuadé que cette manifestation a réclamé d’énormes moyens… « – Non, c’est juste une petite affaire de famille », répond le sculpteur.
La même année, avec la complicité du Musée Dapper, l’expérience et le talent des fondeurs et patineurs de Coubertin, Ousmane passe au bronze. Certains de ses admirateurs ont pu craindre que son originalité y perde ; c’est tout le contraire : le bronze amplifie la qualité plastique de son oeuvre.
2002 : Victor Hugo selon Ousmane Sow est coulé dans le bronze.
Le sculpteur et le poète ont lutté fraternellement au pied du « Sphinx » pendant des mois. Il l’a voulu plus grand que lui (deux mètres trente). Il voue une admiration et une tendresse particulière à Hugo qui, à seize ans, écrivait « Bug Jargal », l’histoire d’un capitaine de Saint-Domingue qui sacrifie sa vie pour sauver son esclave. La statue qui figure aujourd’hui sur une place de Besançon, ville natale d’Hugo, est sans doute pour Ousmane l’occasion de témoigner de sa foi en l’homme et (d’une certaine façon, aux antipodes de tout dogmatisme) en Dieu.
En 2003, le sculpteur accompagne à New-York quelques unes des pièces de la Bataille de Little Big Horn accueillies par le prestigieux Whitney Museum.
Il voyage ainsi avec son oeuvre. Repasse par Paris. Regagne son atelier, ses vieilles tennis, ses fûts de matière, ses structures métalliques, ses fers à souder. De temps en temps, il s’accorde une récréation avec Béatrice dans la petite île de Gorée, auprès de ses vieilles amies Bigué et Marie-José Crespin. Gorée d’où partaient, il n’y a pas si longtemps, les bateaux d’esclaves… A Gorée, il conçoit de nouveaux êtres humains.
Le succès populaire d’Ousmane Sow ne va pas sans agacer quelques petits marquis de l’art « conceptuel ». A chaque génération, depuis la plus haute antiquité, des individus proclament la mort de l’art, prétendent qu’il n’y avait rien avant eux, qu’il n’y aura plus rien après eux. Manifestations courantes de myopie historique. Tout art authentique est à la fois ancien et nouveau, particulier et universel.
Bientôt de l’atelier à ciel ouvert et des mains du sculpteur sortiront d’autres exemplaires d’humanité passée et à venir. Des Egyptiens, une nouvelle série intitulée « Merci » : un Nelson Mandela, un Cassius Clay-Mohammed Ali, un Martin Luther King, un Jean-Baptiste… Et pourquoi pas de nouveaux échantillons d’hommes dits « préhistoriques » ?
Ce sera entièrement nouveau.
Mais n’anticipons pas…
Mai 2006 – Jacques A. BERTRAND