Edito
Dans l’autobus, scènes de la France multicolore
L’autobus est plein. Il est six heures du soir. Je suis debout. Je ne m’en plains pas : je ne vais pas très loin. Juste à côté de moi, une mère de famille, même pas la trentaine, occupe une banquette avec son jeune fils. Le gamin, très agité, a calé ses pieds sur le haut du siège devant lui. Le gosse crie sans raison. Une vieille dame debout observe le manège et surtout lorgne sur la place du gamin. Elle s’impatiente et prend les autres voyageurs à témoin : «Elle pourrait le prendre sur ses genoux et me laisser une place assise». Elle le dit suffisamment fort pour que la mère du garçon entende.
Au bout de quelques minutes de tension et de soupirs insistants de la vieille dame, la mère se résout à demander à son fils de libérer la place. L’enfant refuse en hurlant. «Il a quatre ans, il fait ce qu’il veut», explique la mère vaincue. L’affaire prend vite un tour raciste car la mère et son fils sont, comme on dit, «issus de l’immigration». La vieille dame ne l’est pas et ne se gêne pas pour le faire savoir : «C’est toujours comme ça avec eux». Remarque entendue par la mère qui rétorque : «C’est toujours comme ça avec vous, les Français !»
Finalement, la mère et son fils, arrivés à destination, libèrent les deux places. La mère descend du bus en trainant son mioche et en marmonnant quelques amabilités sur «les Français». La vieille dame, suivie par une autre qui attendait aussi, s’installe sur le siège convoité. Comme une victoire, elle déclare à la cantonade : «Ah ! Quand même…».
Le lendemain, à la même heure, sur la même ligne. L’autobus est toujours aussi bondé. Deux ados, vêtus de survêtements, écouteurs aux oreilles, sont assis confortablement sur une banquette. Ils ont le nez plongé dans leur téléphone portable.
Une dame, plus chenue que celle de la veille, est debout et s’accroche pour résister aux à-coups de la conduite sportive du conducteur. Au bout de quelques instants, un des deux ados s’aperçoit de la présence de la personne âgée. Il retire les écouteurs de ses oreilles et propose aimablement en souriant : «Voulez-vous ma place, madame ?» La dame sourit aussi et répond : «Si ça ne vous dérange pas.» Réponse de l’ado : «Pas du tout.» La dame, reconnaissante, s’installe. L’ado, désormais debout, replonge dans le clavier de son portable et replace ses écouteurs.
Je note que le jeune homme est également «issu de l’immigration», comme les passagers récalcitrants d’hier. Ou, du moins, pas «un Français de souche», comme on dit au Front National. Un jeune métis au visage fin et avenant qui pourrait venir de l’Océan Indien. Aucune tension dans l’autobus. Cette courtoise urbanité efface le mauvais souvenir de la veille.