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Médias et viande froide, une passion nécrophile.

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Les journaux télévisés du début de soirée samedi (le 19/20 de France 3, les 20 h de TF1 et France 2) ont considéré que l’information la plus marquante, le fait essentiel de la journée, c’était la mort de l’acteur Pierre Mondy. Les trois principales chaînes ont accordé la première place à cette disparition : ils en ont fait «l’ouverture» de leur narration des principales nouvelles du jour.

Qui était Pierre Mondy ? Un acteur français populaire grâce à la télévision, en particulier pour la série «Les Cordier, juge et flic». Mondy avait aussi beaucoup fréquenté les théâtres (surtout ceux des boulevards) comme comédien ou metteur en scène. Mondy avait tourné en outre dans une quantité impressionnante de navets (plus de 90) du cinéma français, la seule exception notable étant peut-être son rôle de Napoléon Bonaparte dans «Austerlitz» d’Abel Gance (1960). Pour vérifier, je demande néanmoins à revoir ce film qui doit avoir singulièrement vieilli. Mais nous reverrons d’abord ce soir (sur TF1) une des nombreuses daubes où il s’était illustré : «Mais où est donc passée la 7ème compagnie ?»

C’est vous dire que Pierre Mondy, bien que populaire, n’était pas exactement un artiste de premier plan, tout juste un sympathique et honnête tâcheron du spectacle français, spécialisé dans la gaudriole et le téléfilm standardisé.

Pour les trois principales chaînes de la télévision française hier soir, sa disparition a toutefois éclipsé tous les autres sujets du jour : le mouvement de colère violente contre les Etats-Unis à travers le monde ou la conférence environnementale à Paris, par exemple.

Pour les médias, un cadavre people est «exquis» (pour reprendre l’adjectif des surréalistes). La viande froide se vend toujours très bien. Par conséquent, on la met en vitrine. Je ne dis pas que les journaux télévisés ne devaient pas évoquer la mort de Mondy. Mais pas à la première place. C’est totalement démesuré.

La démesure et le manque absolu de hiérarchisation de l’information, nous y sommes de plus en plus souvent confrontés. La mort du journaliste sportif Thierry Roland en juin dernier a occulté pendant plus de 48 heures le reste de l’actualité. Lui aussi était populaire mais ce n’était qu’un journaliste sportif. Il n’avait pas inventé le vaccin contre la rage. Même réaction totalement disproportionnée des médias, fin août, à l’occasion du décès de l’animateur Jean-Luc Delarue : débauche d’hommages larmoyants, interminable rétrospective de sa (petite) carrière.

Delarue est mort un jour avant Neil Armstrong. Au final, les médias français ont consacré beaucoup plus de temps à l’animateur cocaïné qu’au premier homme ayant marché sur la Lune. Que pèse en effet un personnage véritablement historique (le premier représentant du genre humain ayant foulé un sol qui n’était pas la Terre) face à un agité du petit écran hexagonal ? Réponse : pas grand chose.

Pour preuve, le numéro de «Paris-Match» de la fin août : photo de Delarue en couverture et Neil Armstrong relégué en pages intérieures. Consternante évolution pour ce magazine qui, dans sa période glorieuse des années 60, avait magnifiquement fait vivre à ses lecteurs la conquête spatiale. Mais entre deux cadavres encore tièdes, il faut choisir le plus «exquis», le plus «vendeur». Le commerce funéraire des médias obéit d’abord à des impératifs commerciaux. La mort de Delarue, en France, a beaucoup plus de valeur marchande que celle de Neil Armstrong. C’est ainsi.

Revenons 30 ans en arrière, presque jour pour jour, le 14 septembre 1982 : le président libanais Bashir Gemayel est assassiné à Beyrouth dans un attentat à la bombe qui fait une soixantaine de morts. Evénement d’une exceptionnelle gravité qui eu pour conséquence, entre autres, le massacre dans le camp de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. Ce même jour, on apprend le décès accidentel de la princesse Grace de Monaco.

Le lendemain, le journal télévisé de la mi-journée est présenté sur Antenne 2 (le ‘France 2’ d’aujourd’hui) par Bernard Langlois. Le journal commence par deux photos : d’abord celle de Gemayel puis celle de Grace Kelly. Langlois indique clairement que l’on traitera d’abord de l’attentat libanais puis, dans un deuxième temps, de l’accident monégasque. Langlois fait du journalisme : il établit une hiérarchie.

Dans un très long préambule, magnifiquement écrit, Langlois met en perspective les deux événements : d’une part, l’assassinat de Gemayel, jeune président à peine élu dans un pays déchiré, au centre d’un Proche-Orient particulièrement en ébullition en cette année 1982. Et d’autre part, un accident de voiture dans le midi de la France.

A propos de Grace Kelly, Bernard Langlois dit ceci : «Elle n’était plus très jeune – 52 ans. Elle était toujours belle, dans sa maturité de femme épanouie, passée sans transition de la célébrité sulfureuse d’Hollywood à celle, respectable, du gotha. Curieux destin que celui de Grâce Kelly, actrice talentueuse distinguée par un prince, qui lui offrit un jour sa main, sa couronne, et de partager son trône planté sur un caillou cossu, dans un royaume d’opérette.»

Langlois paiera très cher sa hiérarchisation et sa mise en perspective des événements. Il fut aussitôt viré de la télévision publique (pourtant contrôlée à l’époque par un gouvernement de gauche que l’on aurait pu croire moins attaché à la défense d’un paradis fiscal qu’à l’équilibre du Proche-Orient).

Quelque temps plus tard, sur France-Inter, l’humoriste Pierre Desproges rendit hommage à Bernard Langlois : «ce journaliste d’Antenne 2 renvoyé promptement pour avoir, si j’ai bien compris, ramené à de justes proportions, un accident d’automobile survenu à une ancienne copine de Cary Grant reconvertie dans l’opérette immobilière sur la Côte d’Azur.

Désormais, les choses sont simples : peu de médias décideraient de privilégier une information capitale au dépens de la disparition d’un people quelconque. Grace Kelly passera toujours devant Gemayel. Quelques rares quotidiens comme «Le Monde» et «Libération» ont relaté, sans s’étendre exagérément, les disparitions de Thierry Roland et Jean-Luc Delarue. En radio, France-Inter a également fait preuve de mesure. Ce sont des exceptions.

Les sondages qui mesurent l’audience de la télévision sont devenus d’une précision redoutable. On connaît désormais, minute par minute, la courbe de l’auditoire : sur un reportage concernant la Syrie, ça baisse. Mais avec Pierre Mondy en «ouverture», on ne prend pas de risques : ça attire la clientèle. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Prévoyez donc le pire quand, tôt ou tard, Johnny trépassera.

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